CARNET DE BORD
30 décembre 2023
Je réalise que plus d’un an s’est écoulé depuis ma dernière note de travail sur le film ici. Pendant cette période, beaucoup de choses ont eu lieu dans le secret de la salle de montage, et il m’a été difficile de noter sur le moment ce que j’y ai vécu, à savoir une bataille — une belle bataille, mais une bataille tout de même, tant j’étais pris dans le feu de l’action !
Aujourd’hui, le montage du film est achevé. Tandis que je sens le long parcours de sa création arriver proche de son terme, j’ai un peu de recul pour tenter une synthèse chronologique du chemin parcouru au cours de l’année qui vient de s’écouler.
Le 16 décembre 2022, il y a donc un an, une première version de montage complète est visionnée en petit comité. Premières émotions collectives, car pour la première fois après un an de montage, les images sont devenues un film intelligible, et le montage semble déjà permettre au spectateur d’entrer dans son univers si particulier. Avec Lison, la monteuse, nous avons majoritairement œuvré à réorganiser le fil du récit, ce qui a été un travail vraiment énorme, et je suis maintenant très heureux de son identité rythmique et de son intonation. Cependant, je sens qu’il n’est pas encore le film que je cherche, qu’il y a quelque chose de trop timide, pas assez incisif et clair, qu’il faut remettre l’ouvrage sur le métier et aller plus loin.
Le 10 mars 2023, nous sommes le jour de montage 236, et à 23h30 j’écris dans mon cahier le mot « Victoire » : alors que nous voulions seulement visionner les 10 premières minutes du film pour tester quelques changements faits rapidement et sans certitude, j’ai été captivé, bouleversé par ce que je voyais, et nous avons laissé tourner, et fait un visionnage sauvage de tout le film jusqu’au bout sans que je décroche une seule seconde ! Je ne le saurai que plus tard, cela allait être l’unique fois où j’allais vraiment voir le film comme si je le découvrais pour la première fois. Ce jour-là, mes doutes se sont évanouis, et j’ai su que nous avions réussi à ce que le film traduise ma vision intérieure. Ce fut un immense bonheur, bien qu’il était par ailleurs évident que beaucoup de détails de montage restaient encore à régler.
Le 2 mai 2023, nous sommes le jour de montage 260. Beaucoup d’efforts ont été faits depuis deux mois : passer et repasser sans fin sur les petits détails qui font tout, chercher la justesse grammaticale dans chaque coupe, chaque fondu sonore. Un travail épuisant, et au final une récompense à la hauteur de cet épuisement ! Ce jour-là, Bruno le compositeur de la musique, et Julia la cheffe opératrice, sont invités chez nous à Cheval Blanc pour un visionnage de notre première version vraiment aboutie du montage. C’est un partage très fort, autour du sentiment collectif que le film est enfin trouvé, que la bataille du montage est enfin gagnée. Et pour moi, il y a dans ce partage une confirmation que le pari artistique que j’ai tenté semble réussi : faire apparaître une expression poétique dans le champ du récit fictionnel, transfigurer le sens commun pour éveiller l’esprit à la beauté de paysages intérieurs.
Au cours de l’été qui suit, une période de travail nouvelle s’ouvre : se mêlent pour moi un peu de repos bien mérité, le début du travail d’écriture sur mon prochain scénario (qui commence bruyamment à s’imposer à moi), quelques visionnages avec des membres de l’équipe, et de nouvelles sessions de montage, plus courtes, où avec de dernières retouches, nécessaires, nous tentons de tendre encore un peu vers l’impossible perfection. Une dernière session notamment a lieu en octobre, qui portera le nombre total de jours de montage à 290, où nous avons tenté entre autres ajustements une version B de la première demi-heure du film, qui sera finalement abandonnée pour revenir à l’ancienne, nous donnant la confirmation ultime que le travail de montage était définitivement fini. Fin novembre, un tout petit changement qui me hantait est effectué (un plan court changeant de place, ne changeant presque rien, et changeant tout à la fois !), et enfin nous nous arrêtons, certains cette fois d’être allés au bout des possibilités offertes par le matériau. Certains, et je dois le dire, un peu fiers de notre opiniâtreté !
Parallèlement à tout ceci, les étapes ultérieures de la post-production ont été amorcées. Pour ce faire, plusieurs demandes d’aides et subventions diverses ont été déposées qui n’ont pas abouti, nous prouvant une nouvelle fois que l’identité de cette production réside décidément entièrement dans l’autonomie matérielle, et ses chemins de traverse.
Et si les problèmes que posent l’absence de moyens financiers pour réaliser ces étapes très techniques (montage son, mixage, étalonnage) semblent insolubles quand on les regarde avec le prisme fatigué de l’industrie du cinéma, ils trouvent peu à peu leurs solutions dans le monde alternatif de solidarité artistique dans lequel nous sommes avec ce film. Notre rencontre récente avec Nicolas Rivière, le monteur son, en est un bel exemple ! Depuis quelques mois il a pris en charge la fabrication du sonore avec passion et talent, s’inscrivant dans le sillage des quelques 70 personnes qui l’ont précédé dans la fabrication du film, et qui ont eu pour boussole la certitude (irrationnelle ?) que ce film mérite, par tous les moyens, d’exister.
Avec le temps donc, tout arrive, tout avance. Le temps long, qui a été ma seule fortune, depuis ce mois de septembre 2015 où j’ai couché les premiers mots du scénario, dans l’innocence et l’ignorance de la durée de l’aventure qui allait s’en suivre.
Alors que 2024 arrive, et qu’elle semble sans trop de doute possible être l’année de la finition du film, et du début de sa vie publique, je me retourne sur ces 8 années, qui ont passé pour moi à la fois lentement, et en même temps comme un flash. Curieuse sensation… Je ne sais pas comment nous avons réussi à achever tout ce travail et à tenir bon la barre comme ça, mais ce qui est certain c’est que cela m’a dépassé : en tant qu’auteur, bien sûr, cette endurance a eu pour moi un sens profond, mais je m’émerveille encore et toujours qu’elle ait du sens pour tant d’autres personnes autour de moi. C’est ce qui me confirme la justesse de la démarche. Sa nécessité.
Le film est là désormais et j’apprends lentement à m’en détacher (bien que sa finition en cours me demande encore une vigilance de chaque instant).
Lorsque je le regarde, il m’apparaît qu’au delà (ou en deçà) de mon expression personnelle de cinéaste, j’ai voulu témoigner de mon amour pour l’expression filmique en général, et de ma conviction qu’elle est un langage qui est encore loin d’avoir tout donné, un langage dont il faut prendre soin et dont nous avons besoin.
Lorsque je regarde le film, je me dis que j’ai peut-être aussi essayé de rendre hommage à un cinéma disparu dont je suis convaincu que nous avons infiniment besoin qu’il renaisse de ses cendres. J’ai le sentiment que le cinéma que je vois aujourd’hui s’est fourvoyé en voulant plaire à tout prix, que nous avons besoin qu’il se rappelle qu’il a à voir avec la grande histoire des arts et des lettres, et que nous avons un besoin existentiel de films qui reflètent la vérité de la vie intérieure de leurs auteurs. J’ose essayer, à l’endroit qui est le mien, d’être un artisan parmi d’autres de cette renaissance. Et ne peux qu’appeler de mes vœux mes frères et mes sœurs en création à ce que nous soyons sur ce front les plus nombreux possible.
24 juillet 2022
Jour de montage 109. L’ouverture du film semble enracinée. Nous sommes maintenant confrontés à la structure interne du cœur du film. C’est dans cette partie que je fais face à la question centrale du style et de l’identité musicale du film.
Je crois qu’il est possible de laisser venir les choses telles qu’elles sont déjà contenues en germe dans la matière, sans passer en force des envies nouvelles, qui parfois s’avèrent hors sujet. Encore ce sentiment que tout est déjà là, qu’il faut simplement accompagner, avec humilité et patience… Quel combat de chaque jour, contre soi-même en fin de compte, contre mes craintes que ce soit insuffisant, ennuyeux, alors que tout est déjà si dense !
Une autre difficulté, dans ce moment du travail, vient du fait que nous devons un peu réorganiser le récit : éprouver cette sensation inexplicable que les enchaînements coulent de source, tout en prenant garde de ne pas agir trop excessivement, sous peine de perdre la cohérence interne du script, et de rendre froid ce qui doit être émotionnel, superficiel ce qui doit être profond.
Cette réorganisation narrative est la tache la plus ingrate, épuisante, décourageante. Pourtant, c’est une certitude, une évidence : c’est dans cette bataille qu’apparaissent ici ou là les points de montage inattendus où le film se révèle, ces petits riens qui donnent au film sa chair, et qui une fois trouvés deviennent des socles d’une stabilité incroyable.
30 mai 2022
Déjà plus de 70 jours de travail ont eu lieu, depuis le début de l’année, sur le montage du film.
Et déjà, sur le banc de montage, tous les morceaux sont assemblés, et commencent à donner une belle sensation de ce que sera le film au final, dans sa globalité.
On ne monte certainement pas un film tourné sur plusieurs années comme n’importe quel autre. Si le scénario donne leur cohérence aux différentes parties, il y a eu naturellement, de tournage en tournage, un mûrissement de l’idée maîtresse du film. Nous essayons d’y être attentifs, de le suivre, par nos choix de montage, par la recherche constante du petit détail qu’il nous faudra réhausser, ou bien atténuer, selon qu’il relève ou non de « l’inconscient du film ».
Avec Lison, ma monteuse, « l’inconscient du film » est une expression très présente dans notre travail, nos réflexions. Elle désigne tout ce qui ne sera pas monté, mais sera présent dans le film de manière souterraine, comme par capillarité : ce peut être telle prise où l’acteur aura proposé quelque chose qui ne sera finalement pas conservé, ce peut être telle chose vécue par l’équipe en répétition ou en repérage, et qui n’aura pu être reproduit devant la caméra, ou plus globalement, tout ce qui est vécu émotionnellement et spirituellement par l’équipe pendant le tournage et sa préparation. Je pense que tout cela est présent dans l’inconscient des protagonistes sur le plateau en permanence pendant les prises de vues, et que c’est tout cela qui donne en réalité toute leur substance sémantique aux images.
Être à l’écoute de cet inconscient en montage, nous aide je pense à rejoindre le sens profond du film, qui est pour moi quelque chose de non verbal, que le spectateur, je l’espère, ressentira émotionnellement, et sera encore plus déterminant pour lui dans sa réception du film que les éléments esthétiques ou narratifs, tout aussi importants soient-ils.
Travail passionnant que cette écoute, cette recherche !
Passionnant aussi sont les grands choix formels que le montage implique pour moi, en tant qu’auteur : structure narrative, temporalité, musicalité, autant d’axes où le film trouve son intonation — se révèle…
Une joie de la réalisation donc, qui se mérite, car beaucoup d’endurance nous est nécessaire pour monter ce film relativement long et complexe. Complexe pas tellement du fait de son fil narratif, mais plutôt de sa radicalité : tourné en plans longs, avec l’ambition de ressentir la durée s’écouler à l’intérieur du plan, il implique un montage peu interventionniste, c’est-à-dire peu découpé, mais où chaque coupe a de grandes résonances, et où le travail consiste donc souvent à trouver le recul nécessaire pour éprouver la justesse d’une coupe par rapport à un tout.
Passionnante recherche ici aussi, présidée enfin par un constat que nous faisons chaque jour en salle de montage : les images et les sons que nous manipulons sont précieux !
Ils proviennent d’un élan collectif habité de beaucoup de convictions, ils ont été fabriqués avec beaucoup de soin et d’amour, dans une réalité économique très modeste qui a impliqué beaucoup de don de soi de la part de chaque membre de l’équipe.
De cette réalité, c’est une beauté particulière qui découle, qui émane de chaque image, chaque enregistrement. De cette réalité, vient le fait que le film a déjà une âme, est déjà une entité formée. Nous en sommes les garants, et en quelques sortes, semaines après semaines, mois après mois, nous laissons le film venir à nous.
4 décembre 2021
Un mois de novembre bien rempli vient de s’achever. Depuis 21 jours, sans interruption, chaque matin, levé avant l’aube, je parcours la campagne avec ma caméra pour de derniers plans de paysages.
Attendre. Beaucoup attendre. La bonne lumière, la brume, le soleil, le nuage, le vent, le passage de l’oiseau…
Et attendant, penser au film, m’imprégner de cette nature dont je voudrais qu’elle soit sa substance, sa basse continue.
Ultime étape des prises de vues, méditative donc — et à l’air libre, avant l’enfermement dans la salle de montage…
Cette session a débuté en petite équipe, avec Julia et Nicolás. D’abord autour de Paris pour quelques paysages urbains, puis en Seine-et-Marne chez mon ami Bruno, le compositeur du film, d’où provient cette image. Elle s’est poursuivie chez moi dans le Vaucluse, où j’ai été accompagné par Julia, puis où j’ai terminé de tourner seul.
Le 2 décembre, après le coucher du soleil, dans les toutes dernières lueurs d’un jour pluvieux, j’ai filmé au bord de la Durance la danse inattendue d’un vent tournoyant avec grâce dans un parterre d’herbes hautes.
J’ai pris cette danse comme un cadeau, et le signe que j’avais désormais toutes le images. Qu’enfin, le montage allait pouvoir commencer.
Je raconte cette anecdote ici parce qu’elle me semble représentative de comment on fait ce film, et de ce en quoi je crois. Être à l’écoute, ne rien chercher à obtenir de force, laisser le temps s’écouler et les choses venir à soi selon leur propre rythme.
J’ai essayé de suivre ce principe à chaque étape, chaque repérage, chaque rencontre, chaque répétition, chaque tournage, avec l’intuition forte que ce film devait se faire de cette manière, et qu’alors une certaine philosophie de l’écoute transpirerait, en quelque sorte, des images. Ne pas trop vouloir, ne pas trop toucher les choses, et les laisser advenir d’elles-mêmes…
La longue route de la post-production, qui s’ouvre maintenant devant nous, me semble appeler la même attitude — la même patience.
16 septembre 2021
Le 4 août dernier, au Cirque Electrique à Paris, c’était le 37ème et dernier jour de tournage du film, et le terme de 4 ans de prises de vues…
Quelle émotion de tourner enfin cette scène de la loge avec notre cher Denis Lavant en Clown Triste,
de tourner enfin cette scène de funambulisme, avec notre cher Hervé sur le câble faisant sa propre cascade, et Oliver sa doublure bienveillante,
de tourner enfin le dernier plan sous le chapiteau du cirque où commencera le film, et de prononcer enfin les mots « fin de tournage » !
C’était une joie franche, entière, de ces joies pour lesquelles on vit et on entreprend mille travaux, de ces joies qui vous délivrent, de vous-même, de votre passé, de votre histoire, et qui vous collent au présent où tout est à sa place, juste et harmonieux…
Qu’il a fallu tenir bon pour goûter cette petite récompense. En écrivant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à la longue liste de tous les obstacles matériels qui se sont présentés à nous, et qui auraient pu faire que nous ne réussissions pas. Je crois que c’est la force du groupe qui a permis cet impossible : je n’ai pas seulement eu une équipe autour de moi, une équipe compétente, investie, passionnée, mais aussi un collectif de pensée positive qui veut que le film existe. Et désormais, il existe.
Délivrance donc, excitation aussi,
excitation de rentrer bientôt en montage et d’entamer ce nouveau cycle d’écriture,
excitation de jouir de la liberté que nous nous sommes donnée de fabriquer ce film sans contraintes extérieures, sans interférences.
Non pas pour être hors-sol, coupé,
mais au contraire pour être relié le plus possible à ce qui fait sens artistiquement, à ce qui reste en profondeur lorsque le désir de paraître n’est plus un sujet, lorsque l’on s’est affranchi de l’obligation de rendre des comptes,
et que seule reste sur la table de travail la responsabilité de l’artiste.
4 mars 2021
Dans l’attente d’un printemps, je prends quelques notes sur le film. Nous sommes en 2021. Derrière nous, cette année 2020 improbable. Cette année 2020 carcérale. Et nous, pendant ce temps-là, quelle chance, quelle chance incroyable, nous avons fait un film.
Le 10 décembre 2020, dans le frais des forêts d’Indre-et-Loire, s’achevait le 32ème jour de tournage de Depuis que le soleil a brûlé. Pari réussi.
Le film est là, désormais. En attente d’être monté. 2h30 d’images, qui appellent qu’on y mette les mains, le cœur. Mais avant, un dernier tournage, l’été prochain : je retravaille le scénario, son début et sa fin, puisque c’est ce qu’il nous reste à tourner.
Et réécrivant, j’espère comprendre le pourquoi de tout ça, vraiment, ce que raconte le film vraiment, dans sa profondeur, en deçà du récit, de cette parabole sur la quête de l’artiste, de ses choix esthétiques.
Pour comprendre, c’est ma façon de faire, je fais le vide, et j’attends que l’écriture vienne.
28 septembre 2020
17 acteurs et silhouettes, 26 artistes et techniciens, réunis pendant 15 jours pour la 1ère partie du tournage au château de Grillemont.
Ardemment désirée, et contre vents et marées, amoureusement préparée depuis deux ans, cette incroyable traversée artistique et humaine a eu lieu cet été avec succès, et je peine encore à le réaliser.
Nous y étions bien, dans cette traversée, dans cet être ensemble créatif, loin du monde, occupés à notre chose, à notre quête de beauté, à notre belle lutte, le fond de nos êtres prenant sens au travers du lieu juste, du mouvement juste.
Sans doute avions nous conscience de la rareté de ce que nous vivions : réaliser un travail de grande qualité, avec force, avec précision, avec ambition, tout en étant libres, libres de l’économie, du marché, des habitudes professionnelles, des habitudes hiérarchiques.
Ces mots, encore une fois : loin du monde. Comme il résonnent encore un peu plus maintenant…
Je crois que de la vie sociale, de la vie extérieure, on ne cesse de partir, quand on est un artiste. Elle est notre départ. On ne cesse de la quitter comme on quitte l’ennui d’une route droite pour les méandres du chemin de traverse, la retrouvaille de soi-même dans le nulle part en friche de nos aspirations secrètes, inénarrables.
C’est cela que vivent les personnages du film, et c’est un peu aussi ce que nous avons vécu en les filmant : un confinement à notre manière, une résistance poétique comme l’impose l’époque actuelle.
Peut-être que le cinéma n’a jamais été autre chose que cela, user de notre droit fondamental à la rêverie et à sa mise en pratique.
De cette rêverie, et de tout le travail qu’elle aura engendré, naîtra un film. Une trace. Une trace de quelque chose. Mais une trace de quoi ? On est tous tendus depuis toutes ces années vers le film, vers cette entité qui nous rassemble, et dans le même temps, ce qui va faire le film, faire trace, c’est ce qu’on vit en le faisant. Ce qui arrive en le faisant. Quel beau paradoxe…
Et pendant ce tournage, sans l’ombre d’un doute, quelque chose est arrivé.
Un matin, je crois que c’était vers la fin de la 1ère semaine de tournage, je me suis dit que ce n’était pas le réalisateur qui faisait le film, au sens propre du verbe faire, que c’était plutôt l’équipe qui l’entoure qui le fait, qui touche, manipule, déplace, replace, la matière, les corps, les lumières. Et cette pensée m’a doucement rappelé à ma place d’auteur, cette place qui consiste à laisser faire, parce que la vie s’organise toute seule, toujours, et qu’il faut très peu intervenir dessus pour en capter la beauté.
Ce sentiment, peut-être que chaque membre de l’équipe l’a eu, chacun à sa manière, chacun à son poste : ce sentiment de se laisser porter par quelque chose qui nous dépasse, cette justesse de l’absence de volonté personnelle dans le travail de création, parce qu’il y a autre chose qui veut, par devers nous, et qu’on est là pour servir cette chose.
C’est peut-être cela qui est arrivé, que je médite encore, et qui fera, si cela doit être, l’épaisseur du film, son parfum, sa carne.
Longtemps, j’ai eu peur de m’y perdre, dans cette zone où l’on est invité à laisser à la porte notre besoin de contrôle. Mais au fond je crois que cette peur n’est pas une peur de se perdre soi-même, que c’est une peur de perdre nos vêtements idéologiques, ce qui nous habille d’une illusion d’ordre et d’appartenance, de l’illusion que quelque chose en ce monde puisse être stable et permanent.
Alors on la traverse cette peur, et ce qu’on voit dans cette traversée est que tout est impermanent, que c’est là justement que réside la beauté, et voyant cela peu à peu on se dévêt, on s’allège, et on descend on fond de soi où tout est calme. Là, on est face à un horizon d’inconnaissable tellement éloigné de la vie extérieure, de la vie contingente, qu’on est pris de vertige.
C’est notre lieu, notre endroit.
Aucun chemin n’y mène si ce n’est celui qu’on a tracé soi-même dans notre mise à nu. Là, on ne sait plus rien, si ce n’est une chose : rebrousser chemin est définitivement impossible.
Ce qui fut beau dans ce tournage est que nous nous sommes accompagnés ensemble dans ce cheminement.
Et à cette place d’auteur qui est la mienne je me sens gardien de ça.
Gardien aussi d’une force. D’une force qui n’est pas la mienne, qui est celle de l’amour, cette tendresse lointaine, solide comme la roche, donnée dès l’origine et transmise comme une onde ininterrompue, invisible et partout présente, faisant lien entre toutes choses.
De cette force je sais peu de choses. Comme tout un chacun, je la sens parfois me traverser, aller du monde au monde en passant par moi, sauf quand je résiste, sauf quand je m’interpose entre le monde et le monde avec ma pensée de singe savant, mon arrogance d’animal instruit.
Il y a 5 ans jour pour jour je commençais l’écriture du scénario…
Si je regarde derrière moi aujourd’hui, si je regarde le chemin parcouru, c’est un peu comme si depuis 5 ans, je n’avais fait autre chose que de veiller sur cette force, en protéger la pureté des corruptions, des arrangements.
C’est bien elle, je crois, qui est venu me trouver un matin d’automne, puis m’a guidée dans l’écriture, puis dans la mise en œuvre du film.
Par notre travail, notre obstination, notre vision collective, j’ose espérer que c’est d’elle aussi dont l’œuvre à venir sera la trace.
Nous avons à ce jour tourné plus de la moitié du film, et je ne sais pas comment nous y sommes arrivés.
Beaucoup de chemin reste à faire.
Mais ce n’est pas inquiétant bien au contraire.
Car tout est là. En abondance.
18 janvier 2020
» Du lever au coucher du soleil, tu arpentes les bois quatre jours durant, observes les mouvements de la lumière, médites sur le choix de chaque décor extérieur.
Depuis deux ans, de chaque visite à Grillemont émergent de nouvelles visions pour tes cadres, tes mouvements de caméra, tes atmosphères : ce sont des réponses sensibles aux questions formelles que te posent la réalisation de ce film.
Et parce qu’elles sont sensibles, ces réponses sont immédiates. Elles viennent balayer toute intellectualisation, et s’imposent dans la plus grande douceur avec la radicalité de l’évidence.
Là, dans le silence de la forêt, tu vois ton film en train de naître, et tu vois qu’il est fait d’une seule émotion. Une seule. Bien sûr tu ne peux la dire, elle est trop liquide, trop caméléon. Et elle est à venir.
Cette émotion unique, sa saveur, son parfum, tu sais que c’est elle que tu dois retrouver dans chaque plan, chaque détail que tu mets en scène.
Oui, c’est à son goût que tu peux juger de la justesse de chaque détail qui fera ton film.
Là, dans ce silence de la forêt, il y a le bruit de fond du monde. Sa vibration est ténue, mais audible. Tu écoutes sonner sa note dominante.
Ce qu’on appelle le silence ne serait peut-être en définitive rien d’autre qu’un mouvement de ton âme. Celui de l’écoute. Celui de l’arrêt qui vient avec l’écoute. Celui de la respiration réelle, impensée, nécessaire, qui vient avec l’arrêt, et avec lui, le goût de l’air frais qui entre dans le corps par les narines.
Ton film, ta caméra, tes acteurs, tes costumes, tes décors, pour montrer ça. Témoigner de ça.
Cet autre versant du silence.
24 avril 2019
Je crois qu’on ne fait pas un film avec des intentions. Que notre matériau, pour aborder l’écriture, le tournage, le montage, est toujours celui-ci : ce mélange doux-amère d’ignorance et de désir, de lâcher prise et d’impatience, que connaît l’artiste dans l’instant qui précède son geste, et grâce auquel, en dépit de toutes les projections conscientes de son imagination, l’œuvre à venir demeure pour lui, jusqu’à son achèvement, totalement imprédictible.
C’est peut-être pour cette raison que je suis un peu en peine, chaque fois que l’on me demande de quoi parle ce film, de toujours donner une réponse identique. La quête de vérité tracée par les destins de ses personnages se comprend aisément. Mais en dessous du récit, de la clarté du récit, se trouve quelque chose de plus diffus, comme une basse continue qui soutiendrait le sens de l’ensemble. Et cette chose est tout sauf une intention.
Peu de temps après avoir achevé la première version du scénario, le titre du film est venu se poser, comme un oiseau, sur la page. Ces quelques mots rencontrés dans un recueil poétique d’Anna Serra éclairèrent soudain de leur ambivalence l’histoire que je voulais raconter : depuis que le soleil a brûlé. Ils éclairèrent aussi le sentiment depuis lequel je travaille, et que j’espère voir jaillir sur l’écran de la rencontre des corps, des paysages et des lumières.
Depuis que le soleil a brûlé, aurait cette ambition : impressionner le spectateur de ce sentiment. Le sentiment d’une perte. Le sentiment qu’une perte a eu lieu. Une perte irréversible, dont on ne peut rien dire — sinon la ressentir, l’accueillir, la traverser. Ressentir, accueillir, traverser, qu’il n’y a plus de monde vierge, qu’il n’y a plus d’inexploré au seuil duquel rester désirant, d’inaltéré au seuil duquel rester pétri de cette lumineuse ignorance qui est celle des animaux, des pierres et des arbres, et dont notre corps a besoin pour faire corps — vierge de tout savoir, et intimement relié à la connaissance du tout.
24 janvier 2019
Cette année, avant la dense période de préparation du prochain tournage qui s’annonce, le mois de janvier est consacré au montage. Celui des images de la séquence de l’Ange tournée l’été dernier.
Avec Lison Sanabria la monteuse du film, nous avons la chance de bénéficier d’un espace de travail en pleine nature, propice à l’immersion et à l’approche délicate que demandent la découverte des rushes, et leur manipulation. Propice aussi à l’état d’écoute que nous devons maintenir pour que surgisse de leur assemblage le sens caché qu’ils recèlent, cet inattendu de lumière qu’ils contiennent par eux-même en dépit de toute volonté de réalisation. Hier Lison a dit ceci, que notre travail consistait à « retrouver » le film, une très belle définition du travail de montage que j’ai plaisir à partager ici.
À côté du poste de travail il y a cette fenêtre, et derrière cette fenêtre il y a cet arbre. C’est un peuplier. Selon le temps, ses branches s’agitent sous le souffle du mistral, ou restent placidement tendues vers le ciel lorsqu’il n’y a pas de vent. Il veille le film. Je l’écoute, il me parle du temps long.
Le temps long nous le connaissons tous. Il fait bon y rester. C’est le temps de la proximité avec les présences de la terre et du ciel, avec les éléments enracinés dans leurs états auprès desquels on trouve cette proximité avec soi-même, auprès desquels on a simplement envie de demeurer, au plus près de notre joie, oisif et plus vivant que partout ailleurs.
Le temps long se trouve plus facilement en s’éloignant un peu du monde social. On le trouve en abondance mais il faut faire le chemin de le rejoindre, et matériellement ce chemin n’est pas toujours simple d’accès. C’est même un travail d’y aller. Je crois que c’est ce chemin que font les poètes et les artistes, du moins ceux qui ont choisi de tisser « le fil d’or du beau », pour reprendre l’expression de François Cheng. Et je crois aussi que faisant ce chemin ils contractent une dette envers la société, la société qui évolue dans le temps court. C’est une belle dette, une dette naturelle, joyeuse. Elle est de l’ordre du lien, de ce qui nous relie les uns aux autres et fait de notre humanité un corps.
Avec mes modestes moyens c’est à cet endroit que je me sens à chaque étape de la création du film. Je me sens là où les poètes et les artistes rendent ce qu’ils ont trouvé entre la terre et le ciel. Ici, en montage, nous observons l’écoulement du temps à l’intérieur du plan, et nous travaillons à le rendre.
C’est cela que me dit le peuplier à côté de la table de montage.
30 novembre 2018
On demande parfois à un cinéaste de parler de la genèse de son film. On pense à un événement. Que s’est-il passé ? Que s’est-il passé qui t’a inspiré de te lancer dans cette aventure insensée ? Et si la genèse d’une œuvre se trouvait justement là où il ne s’est plus rien passé, où tout enfin s’est arrêté, et surtout la volonté ?
Alors que nous sommes avec toute l’équipe à mi-chemin de la longue aventure de « Depuis que le soleil a brûlé », je travaille à garder intact à l’intérieur de moi le souvenir de cette toute petite étincelle par quoi tout a commencé, une toute petite chose indicible qui contenait en germe toute l’histoire, tous les voyages, toutes les rencontres qui alimentent aujourd’hui ce film et l’alimenteront encore longtemps. J’y travaille avec application parce que c’est ça le rôle de l’auteur. Si je la perdais c’est tout le projet qui perdrait pied. Étrangement de cette étincelle je ne peux rien dire, ou très peu. Mais je peux essayer d’en parler au travers de l’image, cette lumière du passé capturée innocemment, toujours innocemment, et qui le temps passant exhale toujours plus fort sa véritable signification émotionnelle.
Disons, parce qu’il faut partir de quelque part, que tout a commencé ici :
Une tête coupée de son corps. Le bout de la route. Là où après avoir fait le tour des possibles matériels offerts par l’espace réel le corps s’arrête de chercher. L’esprit a dit STOP. Il doit y avoir autre chose. Quelque chose de pérenne. Et si ce n’est pas dehors, parce que je crois que j’ai déjà regardé un peu partout, alors ce doit être dedans. Il faut bien comprendre cette image, le corps n’est pas décapité, il est rendu à sa liberté de corps. Il attend. Il peut attendre parce qu’il est éternel. Fidèle.
C’est le temps de l’écriture dans la chambre d’écriture. L’écriture du scénario, pendant laquelle on prend soin du corps. C’est sa patience, au corps, qui permet à l’esprit d’aller chercher loin l’histoire à venir, et si l’esprit cherche quelque chose qui ne meurt pas alors c’est forcément loin et il faut attendre. Mais cela passe vite, un an, deux ans, peu importe. Un jour c’est là, c’est arrivé. Et le corps se met en mouvement, tout doucement. Avec LENTEUR.
Le corps commence à faire le film, parce que évidemment, c’est avec son corps qu’on fait un film. C’est parce qu’on bouge soi-même dans un paysage où tout bouge aussi qu’on fait un film. Et cela va très vite parfois, il faut essayer de rester lent ! J’ai pu commencer à tourner les premières images quand j’ai enfin compris ça, c’est comme ça que les moyens matériels sont venus à nous : la vitesse crée une sorte d’appel d’air dans lequel s’engouffrent le DOUTE, l’INQUIÉTUDE, et l’IMPATIENCE. Ils sont nos seuls ennemis. Dans le fond, depuis le début, je ne fait que nous en protéger… et le film se fait. À son rythme.
L’esprit quant à lui, à ce stade, doit être silencieux. On organise les tournages, on rencontre les lieux, les visages, on les organise dans le temps et l’espace, on conduit un camion, on parle beaucoup aussi — tous ces mots échangés quel vertige ! On parle beaucoup mais avec son corps, avec la voix qui vient du ventre, là où ça chatouille le matin parce que la journée va déborder d’inattendu, on le sait que tout ce qu’on attend c’est que se produise l’inattendu, c’est pour l’appâter qu’on parle tant ! L’esprit lui a déjà fait son travail. Et pour se reposer, pendant ce temps-là, pour attendre, il regarde. Voilà. Quelques notes dans un carnet, presque machinalement, pour regarder ce qui se passe et être à ce qu’on regarde. Être vraiment là. Et faire des images. Encore des images. En voici quelques unes, j’espère qu’elles éclairent un peu de leur innocence ce que je viens de tenter d’écrire :
» Être dans l’amour comme dans le courant d’une rivière — mis en mouvement par ce qui te dépasse, vient de loin, t’emporte loin. Te laisser porter sans résistance, et l’énergie de son flux devient tienne. Il n’y a plus de différent entre toi et le monde. »
» Tu ne dis pas que le ciel est bleu, tu communiques ce que cela implique pour l’âme de faire l’expérience que le ciel soit bleu. Ce que tu filmes est toujours de l’invisible parce que ce que tu filmes est le vide formé dans le signifiant par l’expérience immédiate du corps. »
» Mon film c’est de dire que dans le grain de temps de l’instant il y a, caché à l’intérieur, tout un monde duquel le temps est absent, et qui s’appelle l’éternité. La clé pour y accéder s’appelle lumière. »
» L’abondance c’est aimer et aimer c’est cela, un double geste qui prendrait soin d’un même mouvement de la terre en soi et de l’air en soi. L’abondance c’est aimer et aimer c’est la disparition soudaine de toute dualité, aimer c’est un geste unique, aimer c’est tout prendre. »
» L’abondance c’est faire un avec ce geste intérieur dont tu es le seul auteur possible. »
« Chaque jour qui se lève, chaque jour appelle la même tâche ; revenir à l’essentiel ; réactiver la saveur d’un seul souvenir, ce souvenir qui contient tous les autres et dans lequel tu résides entièrement. »
« Comprendre que le temps n’existe pas c’est se relier à la patience, et la patience c’est se connecter au passé et au futur avec la même intensité que celle qui nous relie au présent, et qui est une source de joie profonde. »
« Là, à la surface de mes yeux, j’ai senti la chair de la terre, si lisse, si fine, si tendre. Entre mes yeux et les choses il y a cet aller et retour incessant — je suis touché en retour par la chair de la terre lorsque je la touche… »
Michaël d’Auzon, Paris, 30 novembre 2018