Carnet de bord – mai 2022

Déjà plus de 70 jours de travail ont eu lieu, depuis le début de l’année, sur le montage du film.
Et déjà, sur le banc de montage, tous les morceaux sont assemblés, et commencent à donner une belle sensation de ce que sera le film au final, dans sa globalité.
On ne monte certainement pas un film tourné sur plusieurs années comme n’importe quel autre. Si le scénario donne leur cohérence aux différentes parties, il y a eu naturellement, de tournage en tournage, un mûrissement de l’idée maîtresse du film. Nous essayons d’y être attentifs, de le suivre, par nos choix de montage, par la recherche constante du petit détail qu’il nous faudra réhausser, ou bien atténuer, selon qu’il relève ou non de « l’inconscient du film ».
Avec Lison, ma monteuse, « l’inconscient du film » est une expression très présente dans notre travail, nos réflexions. Elle désigne tout ce qui ne sera pas monté, mais sera présent dans le film de manière souterraine, comme par capillarité : ce peut être telle prise où l’acteur aura proposé quelque chose qui ne sera finalement pas conservé, ce peut être telle chose vécue par l’équipe en répétition ou en repérage, et qui n’aura pu être reproduit devant la caméra, ou plus globalement, tout ce qui est vécu émotionnellement et spirituellement par l’équipe pendant le tournage et sa préparation. Je pense que tout cela est présent dans l’inconscient des protagonistes sur le plateau en permanence pendant les prises de vues, et que c’est tout cela qui donne en réalité toute leur substance sémantique aux images.
Être à l’écoute de cet inconscient en montage, nous aide je pense à rejoindre le sens profond du film, qui est pour moi quelque chose de non verbal, que le spectateur, je l’espère, ressentira émotionnellement, et sera encore plus déterminant pour lui dans sa réception du film que les éléments esthétiques ou narratifs, tout aussi importants soient-ils.
Travail passionnant que cette écoute, cette recherche !
Passionnant aussi sont les grands choix formels que le montage implique pour moi, en tant qu’auteur : structure narrative, temporalité, musicalité, autant d’axes où le film trouve son intonation — se révèle…
Une joie de la réalisation donc, qui se mérite, car beaucoup d’endurance nous est nécessaire pour monter ce film relativement long et complexe. Complexe pas tellement du fait de son fil narratif, mais plutôt de sa radicalité : tourné en plans longs, avec l’ambition de ressentir la durée s’écouler à l’intérieur du plan, il implique un montage peu interventionniste, c’est-à-dire peu découpé, mais où chaque coupe a de grandes résonances, et où le travail consiste donc souvent à trouver le recul nécessaire pour éprouver la justesse d’une coupe par rapport à un tout.
Passionnante recherche ici aussi, présidée enfin par un constat que nous faisons chaque jour en salle de montage : les images et les sons que nous manipulons sont précieux !
Ils proviennent d’un élan collectif habité de beaucoup de convictions, ils ont été fabriqués avec beaucoup de soin et d’amour, dans une réalité économique très modeste qui a impliqué beaucoup de don de soi de la part de chaque membre de l’équipe.
De cette réalité, c’est une beauté particulière qui découle, qui émane de chaque image, chaque enregistrement. De cette réalité, vient le fait que le film a déjà une âme, est déjà une entité formée. Nous en sommes les garants, et en quelques sortes, semaines après semaines, mois après mois, nous laissons le film venir à nous.